Les dynamiques des évènements inachevés


« L’important ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous ».

Jean-Paul Sartre, « Saint Genet, comédient et martyr » (1952)


Postures et émotions : Les événements inachevés

Nos postures physiques sont les résultats visibles de nos mouvements inachevés ou incomplets. Elles se créent lorsque, pour des raisons émotionnelles ou physiques, lorsque la vélocité du mouvement devient nulle, ou que le mouvement est interrompu, ou encore que le corps se fige. Chaque jour, notre corps porte et supporte les empreintes de ces mouvements incomplets, qui restent figés là où le mouvement devrait continuer. Au fil du temps, ces postures deviennent familières, façonnant notre manière de nous asseoir, de nous tenir debout, de marcher et de respirer.

Nos états émotionnels sont étroitement liés à ces postures. Peur, anxiété, joie, tristesse – chaque émotion influence subtilement notre manière de bouger. Le mouvement n’est que rarement seulement physique ; il est aussi le reflet de notre monde émotionnel intérieur, ou plus exactement son expression, sans laquelle notre état émotionnel n’a pas d’existence. Ces « mouvements gelés » deviennent alors des marqueurs de nos expériences passées, souvent à notre insu.

Le corps est en perpétuel équilibre, non seulement vis à vis de la gravité, mais aussi entre mouvement et immobilité, entre flux et pause. Chaque posture que nous adoptons raconte une histoire, un moment où l’émotion et le mouvement se sont rencontrés. En prenant conscience de ces mouvements et postures, nous pouvons reconnaître les émotions qui y sont enfouies et éventuellement choisir de les libérer.

Nous voyageons ainsi, non seulement vers plus d’équilibre physique, mais aussi plus d’avantage d’équilibre émotionnel.


De l’influence des événements inachevés

La vie est non seulement remplie d’événements inattendus, mais aussi de situations interrompues, de mouvements qui ne sont jamais complètement terminés. Qu’il s’agisse d’un arrêt soudain au cours d’une conversation, d’une réaction physique au stress, d’une émotion refoulée ou d’une décision qui n’a pas été prise, ces événements inachevés s’installent dans notre corps et notre pensée. Avec le temps, ils façonnent nos postures et créent des schémas de mouvement et de comportement qui peuvent restreindre notre liberté.

Prenons l’exemple d’une dispute qui reste en suspens, où les mots restent coincés dans la gorge, la colère non exprimée. Ce silence imposé devient plus qu’une absence de son : il fige le corps. Les épaules se tendent, la respiration devient superficielle, et cette tension peut persister bien après que la situation a été oubliée. Chaque fois qu’une situation similaire se présente, le corps, sans que nous en soyons conscients, réagit de la même manière, renforçant ce schéma de défense, figé dans le non-dit.

Un autre exemple est celui d’une décision qui n’a pas été prise. Peut-être était-ce une opportunité importante, un choix crucial, mais la peur ou l’hésitation ont interrompu l’action. Cette inaction, ce « mouvement gelé » peut créer un sentiment d’impuissance qui se reflète dans la posture : les épaules affaissées, la tête baissée, comme si le corps portait le poids de cette décision non assumée.

Dans de nombreuses situations, interrompre un événement, ou subir son interruption, nous laisse dans un état d’attente, de frustration, de peur ou d’insatisfaction, qui n’encourage ni au mouvement, ni à l’interaction. Mais qui, au contraire, « gèle » ce qui pourrait être fluide et agréable. Lorsqu’un mouvement ou une action est interrompu, que ce soit par un facteur extérieur ou par nous-mêmes, cette pause forcée crée une sorte de tension interne. Cela peut se manifester par des comportements répétitifs ou des postures défensives. Le corps se souvient des gestes interrompus, des émotions non libérées, et il devient plus difficile de retrouver cette légèreté de mouvement ou d’esprit.

Avec le temps, ces mouvements interrompus deviennent des schémas dans lesquels nous nous sentons peut-être mentalement confortables, mais qui restreignent notre liberté d’expression et de mouvement. Le corps se fige dans ces postures habituelles, le souffle devient plus court, et le plaisir de bouger librement s’estompe.


Le processus dynamique de la prise de conscience

Pour retrouver cette liberté perdue, il est nécessaire de revisiter ces mouvements inachevés et de les libérer.

Il ne s’agit pas de corriger une posture pour en adopter une nouvelle, mais il s’agit bien de se reconnecter à la fluidité organique de nos mouvements permis par la singularité de notre corps personnel.

Il ne s’agit pas non plus de copier ou de se conformer aux mouvements ou aux pensées d’un tiers, mais bien de d’utiliser nos propres ressources intérieures, pour éventuellement ouvrir de nouvelles perspectives qui nous seront propres.

Prendre conscience de ces évènements inachevés ouvre de nouvelles possibilités pour notre corps et pour notre pensée à se mouvoir. Ce processus permet non seulement de retrouver un mouvement plus fluide, mais aussi une plus grande liberté intérieure, en réconciliant l’action et l’émotion là où elles ont été interrompues.

La Méthode Feldenkrais® met l’accent sur cette prise de conscience de ces mouvements incomplets. Par une exploration douce, nous pouvons commencer à réveiller la capacité du corps à se mouvoir plus librement. En reprenant contact avec ces mouvements figés, nous leur donnons la possibilité de s’achever, ce qui rétablit un sentiment de fluidité et d’aisance.

Ce processus ne concerne pas seulement le mouvement physique ; il invite également à la pacification émotionnelle. En libérant des postures de longue date, nous nous donnons la possibilité de nous libérer des émotions ou des postures mentales qui y sont liées, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités d’équilibre et de bien-être.

Il est néanmoins très important de rester à l écart de l’idée que toute expression corporelle, qu’il s’agisse d’un mouvement ou d’une posture, est uniquement le fruit d’une expression émotionnelle. En effet, notre corps se développe et change selon ses propres rythmes naturels, indépendamment des états émotionnels. C’est à chaque individu de faire la différence – en cultivant la conscience de ce qui est émotionnel et de ce qui appartient aux processus naturels et intrinsèques du corps.

C’est là que réside la clé de la compréhension du processus dynamique de la prise de conscience – la reconnaissance consciente des forces émotionnelles et non émotionnelles en jeu dans nos postures et actions. Grâce à ce processus, nous devenons attentifs à nos mouvements, à nos pauses, et aux histoires que notre corps raconte, qu’elles soient émotionnelles ou physiques.

Le voyage vers une plus grande liberté de mouvement est aussi un voyage vers une plus grande résilience émotionnelle. En complétant ces événements inachevés, nous créons l’espace nécessaire à l’émergence de nouveaux schémas libres qui nous apportent plus de confort, d’équilibre et de confiance dans notre vie de tous les jours.

Lors de ce processus, nous ne nous contentons pas d’améliorer notre façon de bouger, mais nous apprenons également à relâcher les tensions émotionnelles ou physiques, et à évacuer nos postures mentales. Cela apporte un sentiment d’aisance, non seulement dans la façon dont nous utilisons notre corps, mais aussi dans la façon dont nous nous relions aux personnes qui nous entourent.